Trente ans de passions et de crispations autour des armes et de la violence dans le jeu vidéo


10 décembre 1993, minuit. Des milliers d’internautes téléchargent simultanément le premier épisode de Doom, mettant immédiatement à genoux les serveurs qui en hébergeaient les fichiers. Quelques heures plus tard, l’arme au poing, les premiers joueurs découvrent les couloirs de la base de l’UAC sur Phobos, la débarrassant de ses créatures infernales, ne laissant que des cadavres sur leur chemin. Le jeune studio id Software, fondé ans deux plus tôt au Texas, offre un cocktail explosif pour les écrans d’ordinateurs à tubes cathodiques de l’époque : action frénétique, usage novateur de la 3D, effets visuels sanglants… Les joueurs sont magnétisés.

Le désormais trentenaire vieillit bien et s’est imposé comme une figure tutélaire de l’histoire du jeu vidéo. Il est à la fois un des pionniers du jeu de tir à la première personne, du jeu multijoueurs en ligne et du « modding » (pratique qui consiste pour les fans à modifier un jeu pour y intégrer leurs créations) grâce à un éditeur de niveaux intégré. A défaut d’avoir inventé ces pratiques, son succès critique et les plus de trois millions d’exemplaires écoulés ont contribué à les imposer auprès du grand public.

Doom soigne aussi un élément encore rare dans les jeux vidéo : la violence graphique. Le studio s’engage plus loin dans la provocation que sa dernière production, Wolfenstein 3D (1992), déjà généreuse en gerbes de sang pixélisé. S’il peut paraître un peu abstrait vu depuis 2023, l’univers, à l’époque jugé très gore, est inspiré de la contre-culture des années 1980, notamment de l’alliance d’horreur et de comédie d’Evil Dead, de Sam Raimi, des visuels satanistes de la musique heavy metal ou des démons tirés du jeu de rôle Donjons et Dragons.

Polémiques en série

Les polémiques sont instantanées. Aux Etats-Unis, il sort le lendemain de la clôture des premières auditions du congrès sur le thème de la violence dans les jeux vidéo. Son instigateur, le sénateur Joseph Lieberman, l’intègre à sa croisade après avoir eu Mortal Kombat (1992) dans le viseur. En Allemagne, le jeu choque et est interdit à la vente aux mineurs. « L’histoire implique un cycle sans interruption de tir et de la violence sadique et sanguinolente », considère le Bundesprufstelle, l’organisme fédéral chargé de la protection de l’enfance.

A partir du 20 avril 1999, il est associé à une fusillade qui traumatise l’Amérique. Ce jour-là, au lycée de Columbine (Colorado), deux adolescents de 17 ans tuent douze lycéens et un enseignant. L’enquête révèle rapidement qu’Eric Harris, un des tueurs, est fan de Doom. Il y a créé plusieurs niveaux personnalisés, dont un se révèle être une réplique du lycée de Columbine. Cette pratique est évoquée dans ses carnets et il y fait référence dans des enregistrements vidéo dans lesquels il annonce le massacre. Médias et politiques voient dans les jeux vidéo, particulièrement Doom, un coupable idéal. Cinq jours après la tuerie, même le président Bill Clinton cite le jeu et s’en prend à une prétendue « culture qui glorifie la violence ».

Des critiques de cette nature vont se répéter avec d’autres tueries de masses en établissement scolaires, par exemple à Virginia Tech en 2007, Sandy Hook en 2012 ou El Paso en 2019. Malgré de nombreuses études menées sur le sujet depuis presque vingt-cinq ans, jamais l’existence d’un lien de cause à effet entre les jeux vidéo et ces événements tragiques, aux motivations généralement complexes, n’a été établi.

Le « gain de puissance » comme principe

« La violence est centrale dans ce genre de jeu, reconnaît John Carmack, cofondateur d’id Software, lors des vingt ans de Doom. Mais être violent contre des démons qui menacent de détruire l’humanité est une cause juste », se défend-il. Le jeu n’a « rien de nihiliste », nous assure Loris Rimaz, assistant diplômé à l’université de Lausanne.

« Il s’agit du récit d’un personnage qui devient de plus en plus fort. Il est confronté à une menace de plus en plus grande qu’il faut éliminer de la façon la plus amusante possible », résume l’auteur d’un mémoire sur les récits de catabase (terme littéraire pour évoquer la descente aux enfers) dans le jeu d’id Software. Pour faire face, il faut augmenter sa puissance de feu : « La progression de l’arsenal donne justement le sentiment de devenir de plus en plus puissant. On débute avec un petit pistolet et l’on termine avec le fameux BFG 9 000, qui élimine tous les ennemis dans la pièce. Le grand propos du jeu, c’est le fun. », conclut-il.

« Doom » a connu un grand succès en étant distribué gratuitement par disquette sous forme de « shareware », un type de logiciel qui bridait les fonctionnalités d’un jeu ou bénéficiait d’une période d’essai limitée.

L’esthétique outrancière s’appuie surtout sur les prouesses techniques du moteur graphique conçu par John Carmack, alors petit génie de l’informatique qui, plus tard, deviendra directeur technique chez Facebook, chargé de la réalité virtuelle. Murs en biais, textures pixélisées, monstres gigantesques… Les jeunes texans ont un temps d’avance grâce à la virtuosité de leurs programmeurs. « Les ordinateurs manquaient alors de puissance. Les jeux étaient très contraints dans la création d’univers crédibles en trois dimensions », évoque au Monde le programmeur Christophe de Dinechin, pionnier français de la 3D avec le jeu de plate-forme Alpha Waves (1990). id Software change la donne.

Des stands de tir virtuel depuis 1974

Doom n’invente pas la grammaire du jeu de tir à la première personne (FPS, pour first person shooter). La « vue subjective » est explorée depuis déjà une décennie par des jeux vidéo, comme le labyrinthique Maze War (1974) et le jeu de tanks Panther (1975). En outre, des bornes d’arcade en 2D bien plus anciennes stimulent l’adresse et les réflexes du joueur en imitant des armes à feu. Wild Gunman (1974) et Gunfight (1975) proposent des duels de cow-boys. Space Invader (1978) ou Wizard of Wor (1980) nous dotent de projectiles pour lutter contre une menace extraterrestre. id Software lui-même a déjà exploré l’alliance entre tir et première personne avec des jeux comme Catacomb 3D (1991) puis, surtout, Wolfenstein 3D.

Doom est donc à la fois l’héritier d’une longue lignée de jeux de tir et l’un de ses hérauts aux débuts de la 3D. D’autres phénomènes à venir, comme Quake (toujours par id Software), Half-Life, Counter-Strike, Halo ou Call of Duty ont ainsi une grande dette envers lui.

Avant « Doom », c’est « Wolfenstein 3D » qui popularise le format du jeu de tir à haute fréquence en vue subjective.

Mais le genre a ensuite cédé à la fascination d’une partie des joueurs et des studios pour la guerre et les armes, dont les institutions ont parfois fait leur beurre. Le Pentagone a ainsi adapté à ses besoins Doom II dans une version militaire baptisée Marine Doom en 1996. Puis en 2002, il crée son propre FPS, America’s Army, jouable gratuitement et censé séduire de futures recrues. Plus récemment, Call of Duty : Modern Warfare 2 (2009) aurait servi de vitrine pour l’un des modèles du fabricant d’arme américain Remington, qui a noué un partenariat avec Activision, selon des révélations récentes du Wall Street Journal. L’armée française n’est pas en reste, entraînant depuis 2016 ses troupes sur Virtual Battlespace, une version modifiée du jeu Arma III.

Pourtant, Doom, avec sa bande-son rock et son esthétique metal, est à l’opposé de cette quête de réalisme qui consiste souvent à affronter des terroristes interchangeables dans des combats très sérieux. En témoigne le retour tonitruant de la série. Le 13 mai 2016, un épisode, simplement baptisé Doom, bientôt suivi d’une suite (Doom Eternal, 2020), réactualise son motif du « récit de puissance ». Le plaisir régressif est immédiat : les armes font toujours d’énormes « boum » et les démons explosent dans des gerbes de sang grotesques – mais désormais en haute définition. De quoi rappeler que si Doom est un spectacle, c’est un spectacle grand-guignolesque.

Capture d’écran de la version 2016 de « Doom ».


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